Éditorial

Les langues, un capital pour les universités

La linguistique nous a appris que la capacité des structures de la langue (graphèmes, phonèmes mots, phrases, énoncés, textes, discours ...) à se combiner pour représenter les objets matériels et immatériels du monde connu et à mettre en hypothèse l’inconnu par leurs assemblages, est quasiment infinie car les langues vivantes sont actives et se renouvellent par l'activité des locuteurs. Pour l'ensemble des langues disponibles dans les espaces sociaux d'interlocution, cette dynamique engendre une variété de systèmes et de combinaisons qui rendent compte d'une adaptation à la densité et à la complexité des besoins de communication que ne peut épuiser une seule langue imposée. La pluralité des langues a toujours été un atout culturel pour la production et la diffusion des sciences, et la traduction s'est imposée comme une contrainte productive, source d’enrichissement de la pensée scientifique et de ses applications technologiques. L’emprunt et la circulation des notions sont des nécessités pour la recherche.

On connaît les approches sociologique de Pierre Bourdieu (1977; 1982)1, et sociolinguistique de Louis-Jean Calvet (1987; 1994)2 qui mettent en avant le capital linguistique comme un bien symbolique chargé de rapports sociaux de pouvoir. La détention de ce capital (par analogie à la détention du capital économique) procure du pouvoir et en être dépourvu place le sujet dans l'insécurité. Ces approches sont applicables aussi bien à la langue première qu'aux langues étrangères. Dans l'espace académique, où le maniement des langues joue un rôle déterminant dans la production, la diffusion et l'enseignement des savoirs, ce capital est représenté par le répertoire linguistique et langagier des sujets (les étudiants, les enseignants-chercheurs) mais aussi par l'ensemble des supports, ressources humaines et institutionnelles, qui permettent à l'université d'accueillir le Monde (les mobilités internationales entrantes, les savoirs internationaux intrants) et d'accéder au Monde (les mobilités internationales sortantes, les savoirs locaux extrants). Les revues scientifiques sont au coeur du dispositif de contacts entre ces savoirs. Plus elles sont multilingues, mieux elles permettent de comparer, de relier et d'interroger les savoirs. Le degré d'internationalisation en termes d'efficacité scientifique ne se mesure pas à l'usage d'une langue supposée universelle mais au potentiel d'exposition aux langues des étudiants et des enseignants-chercheurs. Nous devons être conscients que seulement 1/3 de la population mondiale manie les cinq langues les plus internationalisées (anglais, espagnol, français, arabe, portugais) et que de nombreux savoirs endogènes produits sur des objets de recherche localisés sont constitutifs du patrimoine mondial qui tendrait à se réduire faute de pouvoir être diffusé.

S’accorder, à ce moment de l’accélération de l’internationnalisation et de la déterritorialisation des flux de communication que permet un développement technologique rapide et massif, sur une seule langue supposée faciliter les échanges scientifiques, c’est créer progressivement les conditions de coups de frein plus ou moins brusques à tel ou tel moment, dans tel ou tel champ de connaissance et par effet dans telle ou telle discipline académique. Paupérisation relative des savoirs à travers des réductions conceptuelles masquées par une apparente facilité de communication intense et massive, l’imposition d’une langue unique est un risque pour la science, pour sa production (qui repose sur des liens étroits entre pensée, langage et langues), pour sa diffusion élargie (communication scientifique, enseignement). Un idiome ne s’impose pas en soi comme langue de la science, mais par son exercice social qui repose toujours sur le libre arbitre des interlocuteurs.

Il faut donc saluer les décisions stratégiques des revues scientifiques comme Matices en Lenguas Extranjeras, qui contribuent à la diffusion de savoirs globaux et locaux sur les langues, leur enseignement et leur apprentissage. Savoirs globaux représentés par les contenus d'articles transposables ou adaptables dans différents contextes, savoirs locaux qui par leur singularité, interrogent la transposition et l'adaptabilité ou mettent au jour, un objet nouveau, une notion, un concept original.

Dans l'ensemble des numéros accessibles gratuitement en ligne, la variété des objets (telle ou telle langue, tel ou tel niveau d'analyse, du lexique au discours, du phonème à la conversation), des thèmes abordés (la constitution littéraire, l'acte de traduction, les phénomènes de la communication et la formation des représentations et des identités linguistiques; les contextes culturels et institutionnels d'enseignement / apprentissage, les supports, les compétences et l'évaluation des productions ...), des approches théoriques (comparatisme, sociodidactique, grammaire fonctionnelle, structuralisme ...), met en évidence un écléctisme référentiel. Les bibliographies sont également révélatrices de focalisations mais aussi d'ouvertures riches d'informations pour les chercheurs. De bonnes raisons pour feuilleter ces revues et s'arrêter sur quelques articles avec les quels on entrera en intérêt de curiosité, de connaissances nouvelles, d'interrogations.

Avec la possibilité de publier des articles en français, c'est le choix du multilinguisme qui a conduit l'Agence universitaire de la Francophonie3 à apporter son appui technique à la revue dans le cadre de son projet "Valorisation du français, langue de diffusion de la recherche en Amérique Latine".


1 BOURDIEU, P., 1982, Ce que parler veut dire : l'économie des échanges linguistiques, Paris, Fayard.
BOURDIEU, P., 1977, "L'économie des échanges linguistiques", Langue française, vol.34, pp. 17-34.
2 CALVET, L.-J., 1994, "Quel modèle sociolinguistique pour le Sénégal ? ou il n'y a pas que la véhicullarité", Langage et Société numéro 68, pp.89-107 (http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/lsoc_0181-4095_1994_num_68_1_2658).
CALVET L.-J., 1987, La guerre des langues et les politiques linguistiques, Paris, Payot.
3 https://www.auf.org/bureau/bureau-ameriques/


Patrick Chardenet
Éditeur invité
Maître de conférences en sciences du langage
Université de Bourgogne Franche Comté
Responsable de l'Antenne Amérique Latine
Bureau des Amériques de l'Agence universitaire de la Francophonie