Pour une géopolitique des
langues romanes[1]
Por
una geopolítica de las lenguas romances
For
the Geopolitics of Romance Languages
Louis-Jean
Calvet
Linguiste,
Ph.D. en Sociolinguistique
Professeur
émérite
Université
d'Aix-Marseille, Marseille, France.
Recibido: 7 de febrero de 2019
Aprobado: 29 de septiembre de 2019
Résumé
Cet article présente un parcours historique
rapide de la politique contemporaine des langues romanes et son rapport avec
les autres ensembles linguistiques (Xphonies). À travers une analogie avec la
théorie des jeux établie autour des différents organismes et institutions
propres à chaque région, il est possible de constater l'influence des
intérêts de mondialisation au niveau culturel et surtout économique; le
discours Politiquement-correct cerne les initiatives pour une
intercompréhension entre l'hispanophonie, la francophonie et la
lusophonie. Une solution au niveau éducatif reste pourtant envisageable afin d'améliorer
l'avenir linguistique de cette géopolitique romane.
Mots-clés: géopolitique, langues romanes, théorie des jeux, intercompréhension
Resumen
Este artículo de
reflexión nos propone un breve recorrido histórico de la política contemporánea
de las lenguas romances y su relación con los demás conjuntos lingüísticos
(Xfonías). A través de una analogía con la teoría de juegos establecida
alrededor de los diferentes organismos e instituciones propias de cada región,
se evidencia la influencia de los intereses de la globalización a nivel
cultural y, sobre todo, económico; el discurso de lo políticamente correcto
limita las iniciativas para una intercomprensión entre la hispanofonía, la
francofonía y la lusofonía. Sin embargo, existe una solución viable desde el
punto de vista educativo con el fin de mejorar el futuro de la geopolítica
lingüística romance.
Palabras claves: geopolítica,
lenguas romances, teoría de juegos, intercomprensión
Abstract
This reflection
article proposes a brief historical overview of the contemporary politics
regarding romance languages and their relations with other languages
(Xphonies). An analogy with game theory regarding multiple organisms and
institutions proper to each space demonstrates how influential cultural and
economic globalization interests can be in languages' development;
politically correct discourses confine every initiative aiming to promote an
inter-comprehension between the Hispanophony, Francophony and Lusophony.
Nevertheless, a proposal is still feasible in education to improve the future
of romance languages geopolitics.
Keywords: language politics, Romance Languages, game
theory, language inter-comprehension
Cómo
citar este artículo:
APA Calvet, L. (2018).
Por una geopolítica de las lenguas romances. Matices
en Lenguas Extranjeras, 0(12).
MLA Calvet, Louis-Jean. "Por una geopolítica de las lenguas
romances." Matices en Lenguas
Extranjeras [En línea], 0.12 (2018): s. p. Web. 16 ene. 2020
CBE Calvet, L. 2018 ene
1. Por una geopolítica de las lenguas romances. Matices en Lenguas Extranjeras. [En línea]
0:12
Je voudrais tout d'abord
partir d'une constatation simple : nous sommes dans un continent où
dominent les langues romanes. Vu de loin, d'Europe par exemple, cela peut
paraître paradoxal, mais vous allez voir qu'il s'agit d'une
réalité indiscutable.
Commençons par la situation
mondiale de ces langues, avec quelques piqûres de rappel. Et tout d'abord,
combien de gens dans le monde parlent une langue romane comme langue première ? Dans le Tableau 1, les chiffres que
donne le site
Tableau 1
Nombre
de locuteurs première langue selon Ethnologue
|
Langue |
Nombre de locuteurs (en millions) |
|
Catalan |
4 |
|
Espagnol |
398 |
|
Français |
75 |
|
Italien |
63 |
|
Portugais |
203 |
|
Roumain |
23 |
|
De Eberhard, Simmons and Fenning (2019). |
|
Une autre façon d'évaluer
le poids, ou l'importance, des langues, est de prendre en compte le
facteur de leurs fonctions. Ainsi, nous voyons dans le Tableau 2 que l'espagnol
est officiel dans 21 pays, le français dans 36, etc., ce qui nous mène à un
total de 70 pays ayant une langue romane comme langue officielle ou nationale.
Tableau 2
Pays où l'espagnol, le français, l'italien,
le portugais et le roumain sont langue officielle.
|
Langue
officiel |
Nombre
de pays |
|
Espagnol |
21 |
|
Français |
36 |
|
Italien |
3 |
|
Portugais |
8 |
|
Roumain |
2 |
De National Encyclopédie Wikipedia
(cité dans Leclerc, 2017).
70 pays, c'est-à-dire
plus du tiers des pays membres de l'ONU.
La
Figure 1. Langues ayant un statut de
langue officielle.
Prise de
Rapport 2006-2007 Français dans le monde (Organisation Internationale de la
Francophonie, cité et adapté dans RFI, 2007). Consulté sur http://www1.rfi.fr/actufr/articles/111/article_79172.asp
Cette autre carte dans la Figure 2 en tient
compte pour le Canada, et nous voyons que ces langues issues de l'Europe,
voire du bassin méditerranéen, sont présentes en Europe, dans toute l'Amérique
et dans les Caraïbes, ainsi qu'en Afrique.
Figure 2. Langues officielles dans le
monde.
Prise de
Statistiques mondiales (2014). Consulté sur
http://www.statistiques-mondiales.com
Ajoutons que l'espagnol est parlé par
17 % des 325 millions d'habitants des USA.
Et, pour finir ces rapides piqûres de rappel, voici le Tableau 3 nous
montrant les vingt premières langues du baromètre Calvet, parmi lesquelles on
trouve six langues romanes.
Tableau 3
Premières langues du baromètre Calvet
|
1. Anglais 2. Français 3. Espagnol 4. Allemand 5. Russe 6. Italien 7. Portugais 8. Japonais 9. Néerlandais 10. Suédois |
11.
Mandarin 12.
Polonais 13.
Tchèque 14.
Croate 15.
Roumain 16.
Serbe 17.
Hongrois 18.
Coréen 19.
Norvégien 20.
Danois |
De Baromètre Calvet des langues du monde (2017).
Consulté sur http://www.wikilf.culture.fr/barometre2017/index.php
Ce baromètre utilise onze
facteurs et nous allons y en ajouter un douzième, les langues enseignées comme
langues étrangères dans les universités. Le Tableau 4 nous indique la situation
mondiale (elle peut changer selon les continents, par exemple le chinois et le
japonais montent beaucoup en Australie) (Calvet & Calvet, 2016). On voit
que l'anglais est enseigné dans 97 % des universités du monde, sans compter celles des pays anglophones,
que le français est enseigné dans 74,9 % des universités, sans compter celles des pays francophones, etc.
Tableau 4
Langues « étrangères » enseignées / % d'universités
|
1.
Anglais |
97 % |
7.
Chinois |
37,8 % |
|
2.
Français |
74,9 % |
8.
Japonais |
34,9 % |
|
3.
Allemand |
62 % |
9.
Arabe |
28,7 % |
|
4.
Espagnol |
50,8 % |
10.
Portugais |
23,6 % |
|
5.
Italien |
40,8 % |
11.
Coréen |
14,6 % |
|
6.
Russe |
38,6 % |
12.
Turc |
12,4 % |
De « Les langues romanes dans les
universités », Louis-Jean Calvet (
En outre, la Figure 3 une
représentation plus parlante des mêmes pourcentages.
Figure 3. Schéma des pourcentages des
langues enseignées à l'université.
Dans la moitié droite du
schéma on trouve huit langues dont six sont d'origine européenne, l'arabe
apparaît en neuvième position, mais, comme pour le classement des langues
officielles, il s'agit le plus souvent de l'arabe écrit.
Tout ceci avait pour fonction
de nous rappeler que les langues romanes jouissent, de différents points de
vue, d'une situation importante dans le monde. Et, à ces considérations
géolinguistiques et politico-linguistiques, il faut ajouter un autre facteur,
celui de l'intercompréhension entre ces langues, abordé par
Blanche-Benveniste et Valli (dir.) (L'intercompréhension : le cas des
langues romanes [numéro thématique], 1997), Dabène (2003) et un CLOM (cours en ligne ouvert et massif) d'intercompréhension
des langues romanes de l'Organisation Internationale de la
Francophonie (2015).
Langues
et théorie des jeux
Tout cela est bien joli, me
direz-vous, mais alors ? La Francophonie, l'Hispanophonie et la Lusophonie
existent certes, plus ou moins organisées, mais elles existent séparément. L'Instituto
Cervantes, l'Instituto Camões et les Instituts français ou les Alliances
françaises mènent leurs politiques personnelles, et peuvent parfois être
concurrents.
Et c'est justement là que
la théorie des jeux et de la décision peut nous être utile. Dans cette théorie, on dit qu'il y a un problème de jeu
lorsqu'existent plusieurs centres de décision. Or les politiques
linguistiques, lorsqu'elles portent sur plusieurs langues dans une même
niche écolinguistique (comme le français, le corse, le breton, etc.) ou sur
plusieurs espaces linguistiques (comme la francophonie, l'hispanophonie, l'anglophonie,
etc.), concernent alors différents décideurs ou différents actants qui peuvent
être considérés comme des « joueurs » au sens que nous allons
préciser. Reprenons les deux types de jeux comme mentionné dans
Calvet (2002):
Dans toutes les situations (politiques,
diplomatiques, militaires...) dans lesquelles les « joueurs » ont des
intérêts différents, il nous faut considérer deux facteurs, la coopération et
la lutte, qui vont se conjuguer pour donner, selon que leurs intérêts
convergent ou divergent, des jeux de coopération, de lutte ou de
coopération et de lutte. Dans les jeux de coopération les joueurs ont
des intérêts convergents face à un adversaire unique, ils peuvent adopter une
stratégie commune menant à un but commun. Dans les jeux de lutte, au contraire,
les joueurs n'ont aucun intérêt convergent, aucun but commun et se
trouvent engagés dans des duels. Dans les jeux de lutte et de coopération,
enfin, les joueurs ont à la fois des intérêts convergents et divergents.
Dans de
telles situations, le joueur doit se construire un modèle représentant la
situation réelle, prenant en compte les possibilités qui lui sont offertes
ainsi que celles qui sont offertes aux autres joueurs. Dans ce modèle, il lui
faudra intégrer les conséquences des décisions qu'il prendra et de celles
que prendront les autres joueurs. Pour ce faire, il devra considérer quelles
peuvent être ses préférences, celles des autres, et s'il existe des
alliances possibles, c'est-à-dire des convergences de préférences qui
pourraient faire passer des intérêts individuels des joueurs à un intérêt
collectif. Ajoutons à ces considérations une autre distinction entre les jeux à
somme nulle et les jeux à somme positive. Dans le premier cas, ce que l'un
des joueurs gagne est égal à ce que perdent les autres, les gains de l'un
des joueurs sont équivalents aux pertes de l'autre. C'est par exemple
le cas d'une partie de poker. Dans le second cas, tout le monde gagne,
mais ne peut pas gagner la même chose.
Revenons
maintenant aux politiques linguistiques, dont l'analogie avec la théorie
de jeux nous offre un point de vue assez valable :
Si nous considérons métaphoriquement les
langues (c'est-à-dire l'ensemble de leurs locuteurs) ou les ensembles
linguistiques (Francophonie, Anglophonie, etc.) comme des
« joueurs », nous pouvons alors analyser leurs rapports comme un jeu,
le problème étant de savoir sur quels points il peut y avoir coopération et sur
quels points il risque d'y avoir duel. Nous pouvons par exemple analyser
les problèmes linguistiques de l'Europe en cherchant les intérêts de
chacune des langues, les possibilités offertes et les conséquences possibles
des différents choix. (Calvet, 2007).
C'est à peu près
la situation dans laquelle se trouveraient certains ensembles linguistiques s'ils
décidaient de passer des alliances.
Pour
revenir une dernière fois sur la théorie des jeux, quand un joueur a choisi une
stratégie, on peut lui associer un certain nombre de résultats attendus en
fonction des stratégies dont disposent les autres joueurs. Mais si cette
stratégie passe par une coopération avec ces autres joueurs, ou avec une partie
d'entre eux, il lui faut alors associer à la stratégie commune des buts
qui ne sont pas nécessairement les mêmes pour tous et qui peuvent parfois
relever de compromis. Considérons un exemple hypothétique à ce
propos (Calvet, 2007) :
[...] Et si nous considérons que la
politique linguistique ne doit pas être un jeu à somme nulle, il est possible d'imaginer
que chacun des joueurs retire un bénéfice d'une telle coopération à
condition que les joueurs n'aient pas le même but mais des buts compatibles.
Aucune coopération ne serait par exemple possible entre la francophonie et l'hispanophonie
si chacun de ces deux ensembles voulaient que sa langue soit la seconde langue
internationale après l'anglais.
Cette approche implique donc que, parallèlement
à une analyse concrète de la situation des langues, ce que j'ai commencé à
faire plus haut, nous établissions un inventaire des attentes, des
revendications, des espérances des différentes langues ou des différents
ensembles linguistiques, une liste des problèmes internes et externes qu'elles
rencontrent, afin de cerner les éventuelles concertations et actions communes
entre tout ou partie des joueurs considérés.
J'ai
proposé, pour les ensembles linguistiques organisés, l'appellation de Xphonies. Et la question que je voudrais
maintenant aborder est celle d'éventuelles alliances entre ces Xphonies.
Cette idée n'est pas nouvelle : il en est quelques préfigurations que
nous allons rapidement évoquer.
La première, pour ce qui concerne l'ensemble
des langues romanes, vit le jour en 1954 : l'Union Latine. Il s'agissait
d'un projet d'alliance pour la diffusion des langues (nationales) d'origine
latine, c'est à dire l'espagnol, le français, l'italien, le
portugais et le roumain. Sans grand succès dans les premières années, l'entreprise
fut relancée au début des années 80 par un diplomate français, Philippe
Rossillon, qui y investit son énergie et ses moyens financiers privés. L'Union
Latine s'est essentiellement consacrée à la terminologie, elle a arrêté
son action en 2012, mais certains veulent la relancer, et elle constitue un
exemple sur lequel méditer. Cette structure, qui ne se préoccupait que peu de
politique linguistique (la terminologie n'est qu'une minuscule
parcelle de la politique linguistique), pourrait en effet être
« réveillée » et utilisée pour des projets nouveaux. Les trente-cinq
États membres de cette Union ont signé le 7 avril 1997 à Lisbonne une
déclaration (Conseil de l'Europe, 1997) soulignant le danger d'un
appauvrissement culturel de l'humanité constitué par l'uniformisation
linguistique du monde, et ses préoccupations étaient très clairement de faire
contrepoids à l'anglicisation galopante du monde.
Mais c'est à la fin du XXe
siècle et au début du XXIe que les choses vont prendre un autre
tour. Jusqu'ici, et depuis trente siècles, les langues de grande diffusion
n'avaient guère joué qu'un rôle régional : de l'akkadien en
Mésopotamie au français en Europe en passant par la koinè grecque, le latin ou
la lingua franca, certaines parties
du monde avaient connu des langues véhiculaires limitées à la fois
régionalement et fonctionnellement (elles étaient selon les cas utilisées par
les commerçants, les nobles, les scientifiques, les diplomates...). Et personne
à ces différentes époques ne s'était opposé à ces langues. La situation
est aujourd'hui différente pour au moins deux raisons : l'émergence
de plus en plus forte des nationalismes et la peur de plus en plus nette que
suscite la mondialisation. L'anglais n'est plus seulement considéré
comme une langue impériale, il est confusément perçu comme la traduction
linguistique d'un ordre mondial que l'on critique de différents
points de vue, pour différentes raisons et à travers différentes
manifestations : les OGM, l'OMC, le FMI, etc.
Mais les oppositions à ces diverses
manifestations de la mondialisation étaient essentiellement le fait de groupes
du « centre », autoproclamés défenseurs de la périphérie, et il y a
peut-être là un grand malentendu. En effet, pendant que les nantis du centre
protestent contre le maïs transgénique par exemple, on meurt de faim à la
périphérie, et les pays du tiers monde voient peut-être dans les OGM une
solution à leurs problèmes. Il en va de même pour les langues. La Francophonie,
sous l'impulsion de la France et du Québec, s'est mobilisée pour la
défense du français en enrôlant sous cette bannière des pays africains sans
prendre en compte leurs problèmes linguistiques propres. Ce n'est que
récemment qu'elle a avancé un thème nouveau, celui de la nécessaire
diversité que l'anglais menacerait, retrouvant dans le domaine
linguistique un combat mené quelques années avant pour l'exception
culturelle.
C'est dans ce contexte qu'est née
l'idée d'alliances entre Xphonies, et que la Francophonie (l'OIF)
s'est tournée vers deux autres grands ensembles linguistiques, l'hispanophonie
et la lusophonie. Elle a ainsi suscité en 2001 la tenue de plusieurs
rencontres, consacrée à « trois espaces linguistiques »
(francophonie, hispanophonie, lusophonie) (Actes du Colloque 'Trois
espaces linguistiques face aux défis de la mondialisation', 2001), avec
chaque fois l'accent mis sur la « diversité », et nous allons
voir que cette distinction entre centre et périphérie y a joué un certain rôle.
Quels sont ses partenaires ? Tout d'abord
une structure un peu particulière dans la mesure où elle n'est pas
uniquement hispanophone, l'Organisation des États Ibéro-américains (oei), dont le siège est à Madrid, avec
des succursales à Bogota, Buenos Aires, Lima, Mexico et San Salvador. Vingt-trois pays en sont membres : Argentine,
Bolivie, Brésil, Colombie, Costa Rica, Cuba, Chili, République Dominicaine,
Equateur, Espagne, Guatemala, Guinée équatoriale, Honduras, Mexico, Nicaragua,
Panama, Paraguay, Pérou, Portugal, Puerto Rico, Salvador, Uruguay, Venezuela. L'OEI a connu depuis sa création une évolution importante.
Fondée en 1949 à Madrid, lors du 1er Congrès ibéroaméricain de l'éducation,
elle a d'abord une fonction limitée dont rend compte son nom d'alors :
« Oficina de Educación Iberoamericana », bureau d'éducation
ibéroaméricain. En 1985, au congrès de Bogota, ce « bureau » change
de nom pour devenir « Organización de los Estados Iberoamericanos »
avec en sous-titre une précision supplémentaire : « pour l'éducation,
la science et la culture », ce qui l'apparente à une sorte d'Unesco
hispano/lusophone. Puis, en 1991 l'OEI décide d'organiser chaque année
un Sommet des chefs d'États (la « Cumbre »), préparé par une
réunion des ministres de l'éducation. Réunie tous les quatre ans, l'assemblée
générale de l'OEI est son instance législative qui établit sa politique,
approuve son plan d'activité et ses programmes, et élit son secrétaire
général. L'OEI a donc aujourd'hui
une structure assez semblable à celle de la Francophonie, mais qui présente la
particularité d'être bilingue : à côté des vingt-et-un pays membres
hispanophones on trouve deux autres pays, lusophones, l'un ibérique, le
Portugal, l'autre américain, le Brésil.
La Lusophonie quant à elle s'est
organisée dans la communauté des pays de langue portugaise (CPLP), créée le 17 juillet 1996 lors de
la première conférence des chefs d'États et de Gouvernements des pays
suivants : Angola, Brésil, Cap-Vert, Guinée-Bissau, Mozambique, Portugal,
Sao Tome e Principe. Cette jeune organisation, dont le siège est à Lisbonne, a
une structure qui semble directement inspirée de celle de la Francophonie et
ses statuts précisent dans l'article trois que les pays membres
entretiennent une coopération économique, sociale, culturelle, juridique, et
œuvrent à la promotion et à la diffusion de la langue portugaise dans le monde.
Il faut y ajouter l'Institut International de la Langue Portugaise (IILP)
qui siège à Praia (Cap-Vert) dont la création est trop récente pour que l'on
puisse évaluer sa production. Ses objectifs fondamentaux sont « la
promotion, la défense, l'enrichissement et la diffusion de la langue
portugaise comme véhicule de culture, d'éducation, d'information et d'accès
aux connaissances scientifiques et technologiques ».
Pendant deux ou trois ans, deux commissions
ont travaillé sur ce projet des trois espaces, l'une portant sur les
nouvelles technologies et l'autre sur les politiques linguistiques, et je
présidais cette dernière. Nous y avons beaucoup insisté sur le fait que, dans
chacune des Xphonies concernées, il fallait distinguer entre une diversité
horizontale et une diversité verticale. Une diversité horizontale entre les
trois langues dominantes : espagnol, français, anglais. Et, dans chacune
des Xphonies, une diversité verticale entre la langue qui la définissait et les
autres langues. Par exemple, dans la francophonie, les rapports entre le
français et les langues africaines ou les langues régionales. Dans l'hispanophonie,
les rapports entre le castillan, les langues indiennes d'Amérique, le
basque, le catalan, etc. Et nous disions que, si ces langues périphériques n'étaient
pas prises en compte, nous risquions d'aller vers une sorte de partage du
monde, un Yalta linguistique, pour assurer le statut de ces trois langues face
à l'anglais.
Nous avons donc proposé à la fois des
projets de politique linguistiques concernant ces trois langues, et d'autres
concernant les rapports entre chacune de ces langues et leurs langues
« partenaires ». Nous n'avons pas été suivis par les Etats pour
ce second point, peut-être à cause de la francophonie qui s'intéressait
plus à la défense du français qu'à celles des langues de son espace.
Contrairement à la Francophonie, l'Hispanophonie
n'a pas à se préoccuper de la diffusion de sa langue dans les pays
hispanophones. Effectivement, la plupart des pays ayant l'espagnol comme
langue officielle sont hispanophones (contrairement aux pays africains
« francophones » ou « anglophones »). Le 1998 Britannica Book of the Year (Calhoun, 1998) donnait les
pourcentages suivants de citoyens parlant la langue officielle de leur
pays :
●
anglais 27 %
●
espagnol 94,6 %
●
français 34,6 %
L'espagnol n'est donc pas menacé
dans les pays de l'Hispanophonie, et le problème de la défense ou de la promotion
de cette langue dans le monde n'est pas à l'ordre du jour. D'ailleurs,
jusqu'à présent, l'Espagne s'est beaucoup plus préoccupée de son
expansion économique dans les pays hispanophones que de la diffusion de sa
langue, qui n'a pas besoin d'y être diffusée. Elle profite surtout de
cet espace pour s'y répandre économiquement : elle est le premier
investisseur en Argentine, Telefónica
s'est installé à Miami et a racheté le portail Lycos, la compagnie
pétrolifère Repsol a racheté la compagnie argentine YPF, la banque de Bilbao et
Viscaye a pris le contrôle de la plus grosse banque mexicaine, etc. En outre, l'Espagne
n'est pas le premier pays hispanophone : avec ses quelques quarante
millions d'habitants, elle vient après le Mexique (80 millions) et pourrait
être dépassée par la Colombie et l'Argentine (respectivement environ 34 et
33 millions) voire même par les USA où il y a aujourd'hui près de 23
millions d'hispanophones.
Et la situation du portugais dans la
lusophonie est comparable à celle de l'espagnol dans l'hispanophonie :
le nombre de lusophones portugais est près de 17 fois moindre que celui des
lusophones brésiliens.
Quel avenir pourrait donc avoir une
coopération entre les Xphonies romanes ? Et quel est l'avenir
linguistique du monde ? Pour tenter de répondre à ces questions, il faut
que nous sachions à quelle échéance nous réfléchissons. Il est, bien sûr,
impossible de savoir ce que sera la situation dans mille ans. Comme le disait
Woody Allen « il est très difficile de prévoir, surtout quand il s'agit
de l'avenir ». Tout au plus pouvons-nous supposer qu'aucune de
nos langues actuelles ne sera alors compréhensible par les terriens, s'il
en reste. Est-il raisonnable de penser que la situation sera dans dix ans la
même qu'aujourd'hui ? Sans doute paraîtra-t-elle semblable à ceux qui
la vivent sans l'analyser. Pourtant, tous les indicateurs que nous avons
ci-dessous évoqués nous laissent à penser que les choses auront évolué :
beaucoup de langues en moins, beaucoup de locuteurs en plus pour certaines
langues et, peut-être, des modifications significatives du statut de certaines
langues. Entre ces deux échéances, dix ans, mille ans, où se trouve la nôtre ?
Si notre propos est d'utiliser les
réflexions de la politologie linguistique pour servir de fondement à des
politiques linguistiques concrètes, il nous faut considérer à la fois quel est
le temps de la politique et ce que j'appellerai le temps de la
linguistique ou le temps des langues. Les hommes politiques réfléchissent le
plus souvent à très court terme : leur horizon est uniquement constitué
par l'élection suivante, par le moment où ils brigueront à nouveau, et
avec succès espèrent-ils, les suffrages des électeurs. Leurs choix sont alors
guidés par le souci de la rentabilité immédiate, quand ce n'est pas par le
seul souci de la visibilité ou de l'effet d'annonce. Or l'action
sur les langues et sur les situations linguistiques a rarement des retombées
immédiates : pour une intervention aux résultats rapidement visibles,
comme celle de la « révolution linguistique » turque, il en est
beaucoup plus qui ne se mesurent que des dizaines d'années plus tard. Il
est donc plus facile d'amener les hommes politiques à des interventions
linguistiques symboliques (le plus souvent sous la forme d'affirmations
qui ne coûtent rien mais ne changent pas grande chose à la situation : il
suffit d'adapter à une réalité quelconque des éléments du discours PLC (politico-linguistiquement correct) qu'à
des actions à moyen ou long terme.
Mais, en supposant que certains d'entre
eux soient aussi soucieux de l'avenir que de leur réélection, cet avenir n'est
jamais très lointain : pour justifier une politique il faut que ses effets
soient, sinon palpables, du moins imaginables ; il faut que le citoyen
puisse penser que, s'il n'en profite pas, au moins ses enfants, voire
ses petits-enfants, en profiteront. La politique, dit-on, est l'art de
rendre possible ce qui est souhaitable, mais ce souhaitable ne peut pas être
trop lointain, trop abstrait.
Alors voici quelques idées, quelques
projets, que nous pourrions avancer. Il serait possible de définir d'abord
des politiques linguistiques dans le cadre de chacun des pays de langue romane,
puis de définir des politiques linguistiques des langues romanes à l'échelle
mondiale, face à d'autres Xphonies. Pour prendre un exemple simple, nous
pourrions agir sur la liste des langues officielles des institutions
internationales, en proposant d'y ajouter le portugais, mais aussi l'allemand
ou le hindi, ou le swahili.
Mais prenons un exemple qui nous concerne
directement : La situation du français en Amérique. En Amérique latine et
centrale, l'anglais est incontournable et le français ne peut être que la
seconde langue enseignée. Mais il peut se trouver en concurrence avec l'espagnol
au Brésil, ou le portugais en Argentine, etc. Pourquoi dès lors ne pas proposer
l'introduction d'un module fondé sur l'intercompréhension ? :
Les élèves auraient pendant un an un enseignement portant, à partir d'un
minimum de latin, sur les différentes langues, français, espagnol, italien au
Brésil, italien, français, portugais en Colombie, etc. Et, ensuite, ils
pourraient choisir l'une de ces langues en ayant quelques connaissances
des autres.
Un autre exemple, très différent, concerne
ce que j'ai appelé la diversité verticale et prend en compte un pays
officiellement francophone et un autre lusophone, Haïti d'une part et le
Cap-Vert d'autre part. Ces deux pays ont un profil sociolinguistique
comparable : une langue officielle (français, portugais) peu parlée en L1
et un créole que tout le monde parle. Or, le créole haïtien est langue
co-officielle et les Cap-Verdiens veulent promouvoir leur créole à cette
fonction. Dès lors, ils pourraient aller voir ce qu'ont fait les Haïtiens,
évaluer leur politique et éventuellement s'en inspirer. Il y aurait là une
coopération romane, si je puis dire ; en outre une coopération Sud-Sud,
qui ne prendrait pas en compte seulement la défense des langues dominantes,
mais aussi la promotion des langues du peuple.
Je n'ai fait qu'effleurer avec
quelques exemples ce que pourrait être une géopolitique des langues romanes et
des politiques linguistiques entre ces espaces, ces Xphonies. Pour approfondir
davantage à ce propos, vous pourrez consulter « Géopolitique de la langue française »
(Giblin, 2007) et « Langues romanes : un milliard de
locuteurs (Éditions CNRS, 2016).
Références
Blanche-Benveniste,
C., & Valli, A. (1997). L'intercompréhension : le cas des langues
romanes [numéro thématique]. Le français dans
le monde, Janvier.
Calhoun,
D. (1998). Britannica book of the year.
Encyclopaedia Britannica.
Calvet,
L.-J. (2002). Le marché aux langues
: essai de politologie linguistique sur la mondialisation. Paris: Plon.
Calvet,
L.-J. (2007). Approche sociolinguistique de l'avenir du français dans le
monde. Hérodote, 126(3), 153.
https://www.cairn.info/revue-herodote-2007-3-page-153.htm
Calvet, L.-J., &
Calvet, A. (2016). Les langues romanes dans les universités. Hermes, La Revue, 2(75), 52-59.
https://www.cairn.info/revue-hermes-la-revue-2016-2-page-52.htm
Conseil
de l'Europe. (1997). Convention sur
la reconnaissance des qualifications relatives à l'enseignement supérieur
dans la Région Européenne. Unesco, Lisbonne.
https://www.coe.int/fr/web/conventions/search-on-treaties/-/conventions/treaty/165
Dabène,
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Matices
en Lenguas Extranjeras (MALE), número 12. ISSN 2011-1177. Páginas 9-22.
Universidad Nacional de Colombia Facultad
de Ciencias Humanas
Departamento de Lenguas Extranjeras. Bogotá.
[1] Adaptation de la conférence "Pour une géopolitique des langues romanes" donnée
au XVIIème SEDIFRALE - Congrès de l'Amérique Latine et des
Caraïbes, Bogota, juin 2018.