Recibido: 7 de febrero de 2019; Aceptado: 29 de septiembre de 2019
Pour une géopolitique des langues romanes1
Por una geopolítica de las lenguas romances
For the Geopolitics of Romance Languages
Resumé
Cet article présente un parcours historique rapide de la politique contemporaine des langues romanes et son rapport avec les autres ensembles linguistiques (Xphonies). À travers une analogie avec la théorie des jeux établie autour des différents organismes et institutions propres à chaque région, il est possible de constater l’influence des intérêts de mondialisation au niveau culturel et surtout économique ; le discours Politiquement-correct cerne les initiatives pour une intercompréhension entre l’hispanophonie, la francophonie et la lusophonie. Une solution au niveau éducatif reste pourtant envisageable afin d’améliorer l’avenir linguistique de cette géopolitique romane.
Mots-clés:
géopolitique, langues romanes, théorie des jeux, intercompréhension.Resumen
Este artículo de reflexión nos propone un breve recorrido histórico de la política contemporánea de las lenguas romances y su relación con los demás conjuntos lingüísticos (Xfonías). A través de una analogía con la teoría de juegos establecida alrededor de los diferentes organismos e instituciones propias de cada región, se evidencia la influencia de los intereses de la globalización a nivel cultural y, sobre todo, económico; el discurso de lo políticamente correcto limita las iniciativas para una intercomprensión entre la hispanofonía, la francofonía y la lusofonía. Sin embargo, existe una solución viable desde el punto de vista educativo con el fin de mejorar el futuro de la geopolítica lingüística romance.
Palabras claves:
geopolítica, lenguas romances, teoría de juegos, intercomprensión.Abstract
This reflection article proposes a brief historical overview of the contemporary politics regarding romance languages and their relations with other languages (Xphonies). An analogy with game theory regarding multiple organisms and institutions proper to each space demonstrates how influential cultural and economic globalization interests can be in languages’ development; politically correct discourses confine every initiative aiming to promote an inter-comprehension between the Hispanophony, Francophony and Lusophony. Nevertheless, a proposal is still feasible in education to improve the future of romance languages geopolitics.
Keywords:
language politics, Romance Languages, game theory, language inter-comprehension.Je voudrais tout d’abord partir d’une constatation simple : nous sommes dans un continent où dominent les langues romanes. Vu de loin, d’Europe par exemple, cela peut paraître paradoxal, mais vous allez voir qu’il s’agit d’une réalité indiscutable.
Commençons par la situation mondiale de ces langues, avec quelques piqûres de rappel. Et tout d’abord, combien de gens dans le monde parlent une langue romane comme langue première? Dans le Tableau 1, les chiffres que donne le site Ethnologue (Eberhard, Simons and Fenning, 2019) montrent que nous arrivons à un total de 766 millions de locuteurs.
Tableau 1: Nombre de locuteurs première langue selon Ethnologue
Langue
Nombre de locuteurs (en millions)
Catalan
4
Espagnol
398
Français
75
Italien
63
Portugais
203
Roumain
23
Une autre façon d’évaluer le poids, ou l’importance, des langues, est de prendre en compte le facteur de leurs fonctions. Ainsi, nous voyons dans le Tableau 2 que l’espagnol est officiel dans 21 pays, le français dans 36, etc., ce qui nous mène à un total de 70 pays ayant une langue romane comme langue officielle ou nationale.
De National Encyclopédie Wikipedia (cité dans Leclerc, 2017).
Tableau 2: Pays où l’espagnol, le français, l’italien, le portugais et le roumain sont langue officielle.
Langue officiel
Nombre de pays
Espagnol
21
Français
36
Italien
3
Portugais
8
Roumain
2
70 pays, c’est-à-dire plus du tiers des pays membres de l’ONU. La Figure 1 montre la carte des langues officielles dans le monde, sur laquelle on voit de grosses taches, roses pour l’anglais, jaune pour l’arabe, verte pour le chinois, orange pour l’espagnol, etc., mais, à part pour l’Inde, la carte ne tient pas compte des co-officialités.
Figure 1:
Figure 1. Langues ayant un statut de langue officielle
Cette autre carte dans la Figure 2 en tient compte pour le Canada, et nous voyons que ces langues issues de l’Europe, voire du bassin méditerranéen, sont présentes en Europe, dans toute l’Amérique et dans les Caraïbes, ainsi qu’en Afrique.
Figure 2: Langues officielles dans le monde
Ajoutons que l’espagnol est parlé par 17 % des 325 millions d’habitants des USA. Et, pour finir ces rapides piqûres de rappel, voici le Tableau 3 nous montrant les vingt premières langues du baromètre Calvet, parmi lesquelles on trouve six langues romanes.
De Baromètre Calvet des langues du monde (2017). Consulté sur http://www.wikilf.culture.fr/barometre2017/index.php
Tableau 3: Premières langues du baromètre Calvet
1. Anglais 2. Français 3. Espagnol 4. Allemand 5. Russe 6. Italien 7. Portugais 8. Japonais 9. Néerlandais 10. Suédois
11. Mandarin 12. Polonais 13. Tchèque 14. Croate 15. Roumain 16. Serbe 17. Hongrois 18. Coréen 19. Norvégien 20. Danois
Ce baromètre utilise onze facteurs et nous allons y en ajouter un douzième, les langues enseignées comme langues étrangères dans les universités. Le Tableau 4 nous indique la situation mondiale (elle peut changer selon les continents, par exemple le chinois et le japonais montent beaucoup en Australie) (Calvet & Calvet, 2016). On voit que l’anglais est enseigné dans 97 % des universités du monde, sans compter celles des pays anglophones, que le français est enseigné dans 74,9 % des universités, sans compter celles des pays francophones, etc.
De « Les langues romanes dans les universités », Louis-Jean Calvet (2016). Consulté sur https://www.cairn.info/revue-hermes-la-revue-2016-2-page-52.htm
Tableau 4: Langues « étrangères » enseignées / % d’universités
Anglais
97 %
7. Chinois
37,8 %
Français
74,9 %
8. Japonais
34,9 %
Allemand
62 %
9. Arabe
28,7 %
Espagnol
50,8 %
10. Portugais
23,6 %
Italien
40,8 %
11. Coréen
14,6 %
Russe
38,6 %
12. Turc
12,4 %
En outre, la Figure 3 une représentation plus parlante des mêmes pourcentages.
Figure 3: Schéma des pourcentages des langues enseignées à l’université.
Dans la moitié droite du schéma on trouve huit langues dont six sont d’origine européenne, l’arabe apparaît en neuvième position, mais, comme pour le classement des langues officielles, il s’agit le plus souvent de l’arabe écrit.
Tout ceci avait pour fonction de nous rappeler que les langues romanes jouissent, de différents points de vue, d’une situation importante dans le monde. Et, à ces considérations géolinguistiques et politico-linguistiques, il faut ajouter un autre facteur, celui de l’intercompréhension entre ces langues, abordé par Blanche-Benveniste et Valli (dir.) (L’intercompréhension : le cas des langues romanes [numéro thématique], 1997), Dabène (2003) et un CLOM (cours en ligne ouvert et massif) d’intercompréhension des langues romanes de l’Organisation Internationale de la Francophonie (2015).
Langues et théorie des jeux
Tout cela est bien joli, me direz-vous, mais alors ? La Francophonie, l’Hispanophonie et la Lusophonie existent certes, plus ou moins organisées, mais elles existent séparément. L’Instituto Cervantes, l’Instituto Camões et les Instituts français ou les Alliances françaises mènent leurs politiques personnelles, et peuvent parfois être concurrents.
Et c’est justement là que la théorie des jeux et de la décision peut nous être utile. Dans cette théorie, on dit qu’il y a un problème de jeu lorsqu’existent plusieurs centres de décision. Or les politiques linguistiques, lorsqu‘elles portent sur plusieurs langues dans une même niche écolinguistique (comme le français, le corse, le breton, etc.) ou sur plusieurs espaces linguistiques (comme la francophonie, l’hispanophonie, l’anglophonie, etc.), concernent alors différents décideurs ou différents actants qui peuvent être considérés comme des « joueurs » au sens que nous allons préciser. Reprenons les deux types de jeux comme mentionné dans Calvet (2002):
Dans toutes les situations (politiques, diplomatiques, militaires...) dans lesquelles les « joueurs » ont des intérêts différents, il nous faut considérer deux facteurs, la coopération et la lutte, qui vont se conjuguer pour donner, selon que leurs intérêts convergent ou divergent, des jeux de coopération, de lutte ou de coopération et de lutte. Dans les jeux de coopération les joueurs ont des intérêts convergents face à un adversaire unique, ils peuvent adopter une stratégie commune menant à un but commun. Dans les jeux de lutte, au contraire, les joueurs n’ont aucun intérêt convergent, aucun but commun et se trouvent engagés dans des duels. Dans les jeux de lutte et de coopération, enfin, les joueurs ont à la fois des intérêts convergents et divergents.
Dans de telles situations, le joueur doit se construire un modèle représentant la situation réelle, prenant en compte les possibilités qui lui sont offertes ainsi que celles qui sont offertes aux autres joueurs. Dans ce modèle, il lui faudra intégrer les conséquences des décisions qu’il prendra et de celles que prendront les autres joueurs. Pour ce faire, il devra considérer quelles peuvent être ses préférences, celles des autres, et s‘il existe des alliances possibles, c’est-à-dire des convergences de préférences qui pourraient faire passer des intérêts individuels des joueurs à un intérêt collectif. Ajoutons à ces considérations une autre distinction entre les jeux à somme nulle et les jeux à somme positive. Dans le premier cas, ce que l’un des joueurs gagne est égal à ce que perdent les autres, les gains de l‘un des joueurs sont équivalents aux pertes de l’autre. C’est par exemple le cas d’une partie de poker. Dans le second cas, tout le monde gagne, mais ne peut pas gagner la même chose.
Revenons maintenant aux politiques linguistiques, dont l’analogie avec la théorie de jeux nous offre un point de vue assez valable :
Si nous considérons métaphoriquement les langues (c’est-à-dire l‘ensemble de leurs locuteurs) ou les ensembles linguistiques (Francophonie, Anglophonie, etc.) comme des « joueurs », nous pouvons alors analyser leurs rapports comme un jeu, le problème étant de savoir sur quels points il peut y avoir coopération et sur quels points il risque d’y avoir duel. Nous pouvons par exemple analyser les problèmes linguistiques de l’Europe en cherchant les intérêts de chacune des langues, les possibilités offertes et les conséquences possibles des différents choix. (Calvet, 2007).
C’est à peu près la situation dans laquelle se trouveraient certains ensembles linguistiques s’ils décidaient de passer des alliances.
Pour revenir une dernière fois sur la théorie des jeux, quand un joueur a choisi une stratégie, on peut lui associer un certain nombre de résultats attendus en fonction des stratégies dont disposent les autres joueurs. Mais si cette stratégie passe par une coopération avec ces autres joueurs, ou avec une partie d’entre eux, il lui faut alors associer à la stratégie commune des buts qui ne sont pas nécessairement les mêmes pour tous et qui peuvent parfois relever de compromis. Considérons un exemple hypothétique à ce propos (Calvet, 2007) :
[…] Et si nous considérons que la politique linguistique ne doit pas être un jeu à somme nulle, il est possible d’imaginer que chacun des joueurs retire un bénéfice d’une telle coopération à condition que les joueurs n’aient pas le même but mais des buts compatibles. Aucune coopération ne serait par exemple possible entre la francophonie et l’hispanophonie si chacun de ces deux ensembles voulaient que sa langue soit la seconde langue internationale après l’anglais. Cette approche implique donc que, parallèlement à une analyse concrète de la situation des langues, ce que j’ai commencé à faire plus haut, nous établissions un inventaire des attentes, des revendications, des espérances des différentes langues ou des différents ensembles linguistiques, une liste des problèmes internes et externes qu’elles rencontrent, afin de cerner les éventuelles concertations et actions communes entre tout ou partie des joueurs considérés.
J’ai proposé, pour les ensembles linguistiques organisés, l’appellation de Xphonies. Et la question que je voudrais maintenant aborder est celle d’éventuelles alliances entre ces Xphonies. Cette idée n’est pas nouvelle : il en est quelques préfigurations que nous allons rapidement évoquer.
La première, pour ce qui concerne l’ensemble des langues romanes, vit le jour en 1954 : l’Union Latine. Il s’agissait d’un projet d’alliance pour la diffusion des langues (nationales) d’origine latine, c’est à dire l’espagnol, le français, l’italien, le portugais et le roumain. Sans grand succès dans les premières années, l’entreprise fut relancée au début des années 80 par un diplomate français, Philippe Rossillon, qui y investit son énergie et ses moyens financiers privés. L’Union Latine s’est essentiellement consacrée à la terminologie, elle a arrêté son action en 2012, mais certains veulent la relancer, et elle constitue un exemple sur lequel méditer. Cette structure, qui ne se préoccupait que peu de politique linguistique (la terminologie n’est qu’une minuscule parcelle de la politique linguistique), pourrait en effet être « réveillée » et utilisée pour des projets nouveaux. Les trente-cinq États membres de cette Union ont signé le 7 avril 1997 à Lisbonne une déclaration (Conseil de l'Europe, 1997) soulignant le danger d’un appauvrissement culturel de l’humanité constitué par l’uniformisation linguistique du monde, et ses préoccupations étaient très clairement de faire contrepoids à l’anglicisation galopante du monde.
Mais c’est à la fin du XXe siècle et au début du XXIe que les choses vont prendre un autre tour. Jusqu’ici, et depuis trente siècles, les langues de grande diffusion n’avaient guère joué qu’un rôle régional : de l’akkadien en Mésopotamie au français en Europe en passant par la koinè grecque, le latin ou la lingua franca, certaines parties du monde avaient connu des langues véhiculaires limitées à la fois régionalement et fonctionnellement (elles étaient selon les cas utilisées par les commerçants, les nobles, les scientifiques, les diplomates...). Et personne à ces différentes époques ne s’était opposé à ces langues. La situation est aujourd’hui différente pour au moins deux raisons : l’émergence de plus en plus forte des nationalismes et la peur de plus en plus nette que suscite la mondialisation. L’anglais n’est plus seulement considéré comme une langue impériale, il est confusément perçu comme la traduction linguistique d’un ordre mondial que l’on critique de différents points de vue, pour différentes raisons et à travers différentes manifestations : les OGM, l’OMC, le FMI, etc.
Mais les oppositions à ces diverses manifestations de la mondialisation étaient essentiellement le fait de groupes du « centre », autoproclamés défenseurs de la périphérie, et il y a peut-être là un grand malentendu. En effet, pendant que les nantis du centre protestent contre le maïs transgénique par exemple, on meurt de faim à la périphérie, et les pays du tiers monde voient peut-être dans les OGM une solution à leurs problèmes. Il en va de même pour les langues. La Francophonie, sous l’impulsion de la France et du Québec, s’est mobilisée pour la défense du français en enrôlant sous cette bannière des pays africains sans prendre en compte leurs problèmes linguistiques propres. Ce n’est que récemment qu’elle a avancé un thème nouveau, celui de la nécessaire diversité que l’anglais menacerait, retrouvant dans le domaine linguistique un combat mené quelques années avant pour l’exception culturelle.
C’est dans ce contexte qu’est née l’idée d’alliances entre Xphonies, et que la Francophonie (l’OIF) s’est tournée vers deux autres grands ensembles linguistiques, l’hispanophonie et la lusophonie. Elle a ainsi suscité en 2001 la tenue de plusieurs rencontres, consacrée à « trois espaces linguistiques » (francophonie, hispanophonie, lusophonie) (Actes du Colloque ‘Trois espaces linguistiques face aux défis de la mondialisation’, 2001), avec chaque fois l’accent mis sur la « diversité », et nous allons voir que cette distinction entre centre et périphérie y a joué un certain rôle.
Quels sont ses partenaires ? Tout d’abord une structure un peu particulière dans la mesure où elle n’est pas uniquement hispanophone, l’Organisation des États Ibéro-américains (oei), dont le siège est à Madrid, avec des succursales à Bogota, Buenos Aires, Lima, Mexico et San Salvador. Vingt-trois pays en sont membres : Argentine, Bolivie, Brésil, Colombie, Costa Rica, Cuba, Chili, République Dominicaine, Equateur, Espagne, Guatemala, Guinée équatoriale, Honduras, Mexico, Nicaragua, Panama, Paraguay, Pérou, Portugal, Puerto Rico, Salvador, Uruguay, Venezuela. L’OEI a connu depuis sa création une évolution importante. Fondée en 1949 à Madrid, lors du 1er Congrès ibéroaméricain de l’éducation, elle a d’abord une fonction limitée dont rend compte son nom d’alors : « Oficina de Educación Iberoamericana », bureau d’éducation ibéroaméricain. En 1985, au congrès de Bogota, ce « bureau » change de nom pour devenir « Organización de los Estados Iberoamericanos » avec en sous-titre une précision supplémentaire : « pour l’éducation, la science et la culture », ce qui l’apparente à une sorte d’Unesco hispano/lusophone. Puis, en 1991 l’OEI décide d’organiser chaque année un Sommet des chefs d’États (la « Cumbre »), préparé par une réunion des ministres de l’éducation. Réunie tous les quatre ans, l’assemblée générale de l’OEI est son instance législative qui établit sa politique, approuve son plan d’activité et ses programmes, et élit son secrétaire général. L’OEI a donc aujourd’hui une structure assez semblable à celle de la Francophonie, mais qui présente la particularité d’être bilingue : à côté des vingt-et-un pays membres hispanophones on trouve deux autres pays, lusophones, l’un ibérique, le Portugal, l’autre américain, le Brésil.
La Lusophonie quant à elle s’est organisée dans la communauté des pays de langue portugaise (CPLP), créée le 17 juillet 1996 lors de la première conférence des chefs d’États et de Gouvernements des pays suivants : Angola, Brésil, Cap-Vert, Guinée-Bissau, Mozambique, Portugal, Sao Tome e Principe. Cette jeune organisation, dont le siège est à Lisbonne, a une structure qui semble directement inspirée de celle de la Francophonie et ses statuts précisent dans l’article trois que les pays membres entretiennent une coopération économique, sociale, culturelle, juridique, et œuvrent à la promotion et à la diffusion de la langue portugaise dans le monde. Il faut y ajouter l’Institut International de la Langue Portugaise (IILP) qui siège à Praia (Cap-Vert) dont la création est trop récente pour que l’on puisse évaluer sa production. Ses objectifs fondamentaux sont « la promotion, la défense, l’enrichissement et la diffusion de la langue portugaise comme véhicule de culture, d’éducation, d’information et d’accès aux connaissances scientifiques et technologiques ».
Pendant deux ou trois ans, deux commissions ont travaillé sur ce projet des trois espaces, l’une portant sur les nouvelles technologies et l’autre sur les politiques linguistiques, et je présidais cette dernière. Nous y avons beaucoup insisté sur le fait que, dans chacune des Xphonies concernées, il fallait distinguer entre une diversité horizontale et une diversité verticale. Une diversité horizontale entre les trois langues dominantes : espagnol, français, anglais. Et, dans chacune des Xphonies, une diversité verticale entre la langue qui la définissait et les autres langues. Par exemple, dans la francophonie, les rapports entre le français et les langues africaines ou les langues régionales. Dans l’hispanophonie, les rapports entre le castillan, les langues indiennes d’Amérique, le basque, le catalan, etc. Et nous disions que, si ces langues périphériques n’étaient pas prises en compte, nous risquions d’aller vers une sorte de partage du monde, un Yalta linguistique, pour assurer le statut de ces trois langues face à l’anglais.
Nous avons donc proposé à la fois des projets de politique linguistiques concernant ces trois langues, et d’autres concernant les rapports entre chacune de ces langues et leurs langues « partenaires ». Nous n’avons pas été suivis par les Etats pour ce second point, peut-être à cause de la francophonie qui s’intéressait plus à la défense du français qu’à celles des langues de son espace.
Contrairement à la Francophonie, l’Hispanophonie n’a pas à se préoccuper de la diffusion de sa langue dans les pays hispanophones. Effectivement, la plupart des pays ayant l’espagnol comme langue officielle sont hispanophones (contrairement aux pays africains « francophones » ou « anglophones »). Le 1998 Britannica Book of the Year (Calhoun, 1998) donnait les pourcentages suivants de citoyens parlant la langue officielle de leur pays :
-
anglais 27 %
-
espagnol 94,6 %
-
français 34,6 %
L’espagnol n’est donc pas menacé dans les pays de l’Hispanophonie, et le problème de la défense ou de la promotion de cette langue dans le monde n’est pas à l’ordre du jour. D’ailleurs, jusqu’à présent, l’Espagne s’est beaucoup plus préoccupée de son expansion économique dans les pays hispanophones que de la diffusion de sa langue, qui n’a pas besoin d’y être diffusée. Elle profite surtout de cet espace pour s’y répandre économiquement : elle est le premier investisseur en Argentine, Telefónica s’est installé à Miami et a racheté le portail Lycos, la compagnie pétrolifère Repsol a racheté la compagnie argentine YPF, la banque de Bilbao et Viscaye a pris le contrôle de la plus grosse banque mexicaine, etc. En outre, l’Espagne n’est pas le premier pays hispanophone : avec ses quelques quarante millions d’habitants, elle vient après le Mexique (80 millions) et pourrait être dépassée par la Colombie et l’Argentine (respectivement environ 34 et 33 millions) voire même par les USA où il y a aujourd’hui près de 23 millions d’hispanophones.
Et la situation du portugais dans la lusophonie est comparable à celle de l’espagnol dans l’hispanophonie : le nombre de lusophones portugais est près de 17 fois moindre que celui des lusophones brésiliens.
Conclusion
Quel avenir pourrait donc avoir une coopération entre les Xphonies romanes ? Et quel est l’avenir linguistique du monde ? Pour tenter de répondre à ces questions, il faut que nous sachions à quelle échéance nous réfléchissons. Il est, bien sûr, impossible de savoir ce que sera la situation dans mille ans. Comme le disait Woody Allen « il est très difficile de prévoir, surtout quand il s’agit de l’avenir ». Tout au plus pouvons-nous supposer qu’aucune de nos langues actuelles ne sera alors compréhensible par les terriens, s’il en reste. Est-il raisonnable de penser que la situation sera dans dix ans la même qu’aujourd’hui ? Sans doute paraîtra-t-elle semblable à ceux qui la vivent sans l’analyser. Pourtant, tous les indicateurs que nous avons ci-dessous évoqués nous laissent à penser que les choses auront évolué : beaucoup de langues en moins, beaucoup de locuteurs en plus pour certaines langues et, peut-être, des modifications significatives du statut de certaines langues. Entre ces deux échéances, dix ans, mille ans, où se trouve la nôtre ?
Si notre propos est d’utiliser les réflexions de la politologie linguistique pour servir de fondement à des politiques linguistiques concrètes, il nous faut considérer à la fois quel est le temps de la politique et ce que j’appellerai le temps de la linguistique ou le temps des langues. Les hommes politiques réfléchissent le plus souvent à très court terme : leur horizon est uniquement constitué par l’élection suivante, par le moment où ils brigueront à nouveau, et avec succès espèrent-ils, les suffrages des électeurs. Leurs choix sont alors guidés par le souci de la rentabilité immédiate, quand ce n’est pas par le seul souci de la visibilité ou de l’effet d’annonce. Or l’action sur les langues et sur les situations linguistiques a rarement des retombées immédiates : pour une intervention aux résultats rapidement visibles, comme celle de la « révolution linguistique » turque, il en est beaucoup plus qui ne se mesurent que des dizaines d’années plus tard. Il est donc plus facile d’amener les hommes politiques à des interventions linguistiques symboliques (le plus souvent sous la forme d’affirmations qui ne coûtent rien mais ne changent pas grande chose à la situation : il suffit d’adapter à une réalité quelconque des éléments du discours PLC (politico-linguistiquement correct) qu’à des actions à moyen ou long terme.
Mais, en supposant que certains d’entre eux soient aussi soucieux de l’avenir que de leur réélection, cet avenir n’est jamais très lointain : pour justifier une politique il faut que ses effets soient, sinon palpables, du moins imaginables ; il faut que le citoyen puisse penser que, s’il n’en profite pas, au moins ses enfants, voire ses petits-enfants, en profiteront. La politique, dit-on, est l’art de rendre possible ce qui est souhaitable, mais ce souhaitable ne peut pas être trop lointain, trop abstrait.
Alors voici quelques idées, quelques projets, que nous pourrions avancer. Il serait possible de définir d’abord des politiques linguistiques dans le cadre de chacun des pays de langue romane, puis de définir des politiques linguistiques des langues romanes à l’échelle mondiale, face à d’autres Xphonies. Pour prendre un exemple simple, nous pourrions agir sur la liste des langues officielles des institutions internationales, en proposant d’y ajouter le portugais, mais aussi l’allemand ou le hindi, ou le swahili.
Mais prenons un exemple qui nous concerne directement : La situation du français en Amérique. En Amérique latine et centrale, l’anglais est incontournable et le français ne peut être que la seconde langue enseignée. Mais il peut se trouver en concurrence avec l’espagnol au Brésil, ou le portugais en Argentine, etc. Pourquoi dès lors ne pas proposer l’introduction d’un module fondé sur l’intercompréhension ? : Les élèves auraient pendant un an un enseignement portant, à partir d’un minimum de latin, sur les différentes langues, français, espagnol, italien au Brésil, italien, français, portugais en Colombie, etc. Et, ensuite, ils pourraient choisir l’une de ces langues en ayant quelques connaissances des autres.
Un autre exemple, très différent, concerne ce que j’ai appelé la diversité verticale et prend en compte un pays officiellement francophone et un autre lusophone, Haïti d’une part et le Cap-Vert d’autre part. Ces deux pays ont un profil sociolinguistique comparable : une langue officielle (français, portugais) peu parlée en L1 et un créole que tout le monde parle. Or, le créole haïtien est langue co-officielle et les Cap-Verdiens veulent promouvoir leur créole à cette fonction. Dès lors, ils pourraient aller voir ce qu’ont fait les Haïtiens, évaluer leur politique et éventuellement s’en inspirer. Il y aurait là une coopération romane, si je puis dire ; en outre une coopération Sud-Sud, qui ne prendrait pas en compte seulement la défense des langues dominantes, mais aussi la promotion des langues du peuple.
Je n’ai fait qu’effleurer avec quelques exemples ce que pourrait être une géopolitique des langues romanes et des politiques linguistiques entre ces espaces, ces Xphonies. Pour approfondir davantage à ce propos, vous pourrez consulter « Géopolitique de la langue française » (Giblin, 2007) et « Langues romanes : un milliard de locuteurs (Éditions CNRS, 2016).
Références
- Blanche-Benveniste, C., & Valli, A. (1997). L’intercompréhension : le cas des langues romanes (numéro thématique) Le français dans le monde, Janvier. 🠔
- Calhoun, D. (1998). Britannica book of the year. Encyclopaedia Britannica. 🠔
- Calvet, L.-J. (2002). Le marché aux langues : essai de politologie linguistique sur la mondialisation. Paris: Plon. 🠔
- Dabène, L. (2003). De Galatea à Galanet. Lidil(28), 23-29. 🠔